Le ciel est blanc. L'air vibre dans la fournaise. Je rase les murs. Le crépi est sur le point de couler comme du fromage à raclette. Même les cailloux transpirent. J'entre dans ma caisse pour aller au lac. C'est comme s'immerger dans une boîte de conserve glougloutant dans un bain-marie. Je démarre en trombe. L'air brûlant s'engouffre en hurlant par toutes les fenêtres. La clim est en panne depuis toujours. Je prends l'autoroute. Un panneau lumineux annonce :
« PIC DE POLLUTION. VITESSE OBLIGATOIRE 50 KM/H »
- 50 ! Sur une autoroute ! C'est quoi ce délire ?
Malgré la température infernale et les coups de boutoirs de l'air furieux dans l'habitacle, je le vis comme un bref instant de répit.
J'arrive au lac. Un soleil obèse dévore le ciel. La chaleur irradie partout. Même les grands arbres semblent mortifiés, hésitant entre fondre ou s'enflammer. Je gonfle le paddle cassé en deux sous un cagnard assassin. Je sens sa langue de feu me lécher les épaules à chaque coup de pompe. Une ombre passe sur moi. Je lève la tête. Un type vêtu d'une sorte d'uniforme des eaux et forêts me fait face.
- Bonjour, vous avez le permis ?
- Quel permis ?
- Pour la navigation.
- Faut un permis pour faire du paddle, ici ?
- C'est plutôt une contribution. Vous ne lisez pas les panneaux ?
- Jamais !
- Vous devriez. C'est écrit en clair. C'est un lac privé.
- Ah bon, et il appartient à qui ?
- À la famille Ancelin.
- Ance... ?
Le gars pointe du doigt l'autocollant OLK collé au cul de ma bagnole.
- Nooon ? je lui fais.
- Si, si... me répond-il en hochant la tête. Bon alors ce permis, vous le prenez ? C'est 15 euros l'année ou 5 euros la journée.
- Heu... tout à l'heure... je vais à l'eau là, j'en peux plus...
- Non de suite. C'est obligatoire.
J'ai la sueur qui me dégringole en cascade depuis le front et rigole dans mes yeux. Ça pique. Ça brûle. J'ai le cerveau en fusion. Je sens que si je n'entre pas dans l'eau immédiatement je vais prendre feu. Sans un mot, je ferme la caisse, attrape le paddle et la pagaie, bouscule le gars et tire droit sur l'aire de mise à l'eau.
- Ça ne va pas se passer comme ça ! hurle-t-il dans mon dos.
Son cri est resté suspendu un court instant avant de se vaporiser dans l'air bouillant. Je pénètre dans l'eau mais je ne sens rien. L'air, l'eau, même magma. Je croise un type assis sur son paddle. Il m'apostrophe :
- J'ai pas du tout aimé ce que tu as écrit sur Greta dans ton dernier article.
Devant mon impassibilité, il trouve bon de préciser :
- Greta Thunberg !
Ce mec je ne le connais pas, je ne l'ai jamais vu mais je sais qu'il se fait appeler Lucky Penalba. Pourquoi je sais ça ? Pourquoi je connais le nom d'un inconnu ? Je suis en surpression. Je grimpe sur le paddle. Je pagaie avec rage. Je veux fuir ce monde de malades et d'emmerdeurs, échapper à la fournaise, retrouver mes esprits... et le calme. J'ai pas fait 50m que j'entends des chiens aboyer. Une embarcation m'arrive plein pot par tribord. C'est les flics du lac. À la proue un mec me fait signe de stopper. Sur le pont, un autre retient difficilement en laisse une meute de molosses, des vrais méchants, d'authentiques hargneux, des pros dressés à boulotter du délinquant. Ils ont la tête plus grosse que le corps. C'est même plus des chiens, c'est juste des paires de mâchoires avec une collection de crocs qui s'entrechoquent. S'il les lâche, je me fais bouffer illico. Le gars au bout des laisses tente de résister à la traction de la meute. Un grand type coiffé d'une casquette criblée d'étoiles blanches, surmontée d'une GoPro, lunettes blanches de rider sur le nez. Merde ! Bastien Bollard de LAB Kitesurf ! Qu'est-ce qu'il fout là ?
- Va falloir qu'on parle ! qu'il me lance par-dessus les vociférations de ses clébards.
Ni une ni deux, je plonge. Mon salut est dans la fuite. Je suis pas loin du bord. Je pensais ressentir un peu de fraîcheur remonter du fond du lac. Rien. J'ai la sensation d'être un bouillon-cube jeté dans une soupe de vermicelles. Peu importe. Faut que je me sorte de ce cauchemar. J'entends les chiens sauter dans l'eau les uns après les autres. Je ne panique pas. Je suis bon nageur. J'ai un peu d'avance. Je touche la rive. D'un bond je sors de l'eau...
Je tombe en arrêt nez à nez avec un grand costaud sous un chapeau qui me sourit de toutes ses dents. Lui non plus je ne l'ai jamais vu mais je sais qui sait: Sylvain Maurin, dit Momo. Il est assis sur une meule pétaradante hors d'âge. Il tire sur l'accélérateur pour faire gémir le 49,9cc. Une pigeot SP des années... des années... putain des années si vieilles qu'elles sont évaporées...
- Monte ! m'ordonne dit-il sans se départir de son large sourire, en me désignant du pouce, par-dessus son épaule, le siège bi-place en pur skaï d'autrefois.
J'enfourche l'engin. Le contact du haut de mes cuisses et du reste du matos avec le siège incandescent m'arrache un cri « grill effect ». Momo tire à fond sur l'accélérateur. La meule s'ébranle dans un nuage bleu. On est parti. Je suis à demi-nu, ma peau est en train de cuire mais au moins les chiens ne m'auront pas. Je regrette un peu que mon pilote soit si large d'épaule. Je ne profite pas du vent.
- Ah ah l'ami, ta production épistolaire t'attire des ennuis on dirait ! lance-t-il contre le vent avec un accent du sud épais comme une sauce de gardiane oubliée au fond d'un chaudron.
Je ne réponds rien. Je sais que je cauchemarde. Que ça va bien finir par s'arrêter. Toi aussi, lecteur, tu l'as compris depuis un moment... C'est bizarre parce que maintenant on est seuls au milieu de la route et que les gens nous font comme une haie d'honneur, comme si on était des coureurs du Tour de France. Sauf qu'on ne passe pas sous les vivats. Je n'entends pas ce qu'ils gueulent mais ils ont l'air assez remontés. Y a même une fille à cheveux bleus qui tente de m'asséner un coup avec sa pancarte. Il est inscrit dessus en lettres bâtons « EVERGREEN - SOCIOLOGIE 3.0 ». On passe devant un immense podium où un type hurle dans un micro :
- Allez-y les gars... continuez ! Ne lâchez rien !
J'ai à peine eu le temps de tourner la tête mais je crois bien que c'était Jeff valet. Je dis je crois parce que je n'en sais rien, comme pour les autres. Je ne sais pas non plus comment il s'est démerdé le Momo mais déjà, on arrive au bord de la mer. Je crois reconnaître la plage Napoléon. La mobylette chasse un peu, d'un côté l'autre, mais ne s'ensable pas. On stoppe au bord de l'eau. Sylvain ne s'est pas départi de son généreux sourire. Dans un grand effet de manche, il sort de son blouson un bocal de tapenade et le brandit bien haut, bien droit, au bout de son bras.
- On va célébrer, l'ami ! Et crois-moi, c'est de la bonne, de la millésimée...
À cet instant précis une ombre énorme occulte le soleil. C'est un kite. Le type à la barre crante et saute. Il passe au-dessus du camarguais et slide le couvercle avec son twintip. Le couvercle saute. Le kiter me fait un clin d'œil. Aucun doute c'est... c'est Jeremie Tronet ! Je regarde le gardois, médusé, humant avec délectation le précieux caviar d'olives. Puis, à son tour, il me fixe.
- Allez l'ami, redis-moi un peu ce que tu penses du nom "Duotone" qui semblait t'écorcher les oreilles dans un de tes fameux billets, me demande maintenant Momo.
Son sourire n'est plus du tout sympa. Il est carnassier. Son rire n'est plus joyeux. Il est guttural. Ses pupilles sont deux braises incandescentes qui projettent des flammes, pareilles à des éruptions solaires. J'ai les sourcils tout cramés. Je sens le roussi, j'ai mal, je hurle...
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