Tous les matins Bruno se présente à la barrière du poste de sécurité, baisse sa vitre, tend son badge vers le capteur, attend que la lumière s'allume ; la barrière se lève ; il avance de quelques mètres, stoppe devant la seconde barrière ; la première barrière se referme, la seconde s'ouvre ; il redémarre, roule jusqu'à sa place de parking, se gare. Tous les matins.
Tous les matins Bruno sort de sa voiture, claque la portière, se dirige vers le pilier K ; il actionne le verrouillage à distance sans se retourner ; il se présente devant le sas, passe son badge devant de lecteur ; le mécanisme gronde, la lourde porte s'entrouvre ; il entre ; la porte se referme derrière lui dans un bruit sourd. Tous les matins.
Tous les matins Bruno monte les marches de l'escalier en colimaçon du pilier K. La première est peinte en rouge ; la dernière est peinte en rouge ; les vingt-huit marches entre les deux marches rouges sont peintes en jaune ; la peinture est écaillée au centre ; des milliers de pas ont précédé les siens ; arrivé en haut de l'escalier, il passe deux portes battantes rouges dont les grooms grincent une complainte écorchée. Tous les matins.
Tous les matins Bruno s'assoit derrière son bureau, devant ses deux écrans, derrière les grandes baies vitrées, devant le tableau plein de post-it multicolores, derrière la clim qui postillonne un crachin d'automne ; il est la tranche de viande du sandwich quotidien qu'il habite. Tous les matins.
Tous les matins il allume la machine. Elle cligne de son œil bleu, elle cligne de son œil noir, elle cligne de toutes les couleurs sombre de l'hésitation ; puis à bout de hoquets, elle se met en route ; machinalement, il démarre sa journée de travail ; il copie des chiffres d'un côté, toujours le même ; les colle d'un autre, toujours le même ; la machine produit des chiffres pour nourrir une autre machine ; lui, il passe les plats. Tous les matins.
Tous les matins Bruno serre un cortège de mains ou bise une série de joues. Toujours dans le même ordre ; toujours la même première ; toujours la même dernière ; toujours ou presque toujours ; il est arrivé que l'une d'elle manque à l'appel ; on s'étonne ; on apprend qu'elle est morte ; stupéfaction ! mais la première machine crache ses chiffres ; mais la seconde machine demande ses chiffres ; alors, chacun reprend son geste un instant suspendu ; demain, on s'étonnera encore de l'absence de la défunte, après demain, moins. Les jours suivants elle n'aura jamais existé ; comme chaque matin plonge dans l'oubli tous les matins du monde. Tous les matins.
Tous les matins Bruno se dit que ça pourrait être le dernier, qu'il pourrait se lever, sans rien dire, sans un bruit, sans déranger personne, sans un dernier regard pour les machines ; sortir de son bureau ; faire grincer les deux portes rouges ; descendre les marches en béton, la première rouge, la dernière rouge, et les vingt-huit autres jaunes avec la peinture écaillée ; activer le mécanisme de la lourde porte... sortir à l'air libre !... à l'air libre !... rejoindre sa voiture ; rouler jusqu'au poste de garde ; baisser sa vitre ; jeter son badge... et démarrer en trombe. Il ne le fait pas ; il ne le fera sans doute jamais ; il attend que l'heure tourne ; bientôt, il y aura peut-être du vent... une journée entière à jouer à être un autre, pour oublier qui il est et ce qu'il a fait des chances qu'on lui a donné. Tous les matins.
L'histoire de Bruno suscite la compassion. On aurait bien tort de le plaindre. Chacun de nous est l'artisan de ses propres pièges. On se fabrique des familles à nourrir, des désirs à alimenter, des principes à observer. Mais le fardeau de la contrainte n'est pas le plus pesant : ce qui a fait défaut à Bruno toute sa vie, c'est le courage. Le courage de choisir, d'oser, de s'impliquer, de prendre en main sa vie et de construire quelque chose avec. Au lieu de ça, il a tout laissé couler, les choses, les gens, les événements. Il est resté sur la rive à regarder passer le courant. Il s'est montré insaisissable au monde. Tout a glissé sur sa peau comme l'eau sur les plumes d'un canard.
Les gens qui ont un peu réussi leur vie ont des natures très diverses : il y a des gens brillants, des égocentriques, des charismatiques mais il y a aussi des timides, des besogneux, des gentils... Ils ont cependant tous une chose en commun : ils font des choix (bons ou mauvais, ce n'est pas le plus important). L'avenir sourit aux audacieux, selon le vieil adage... qui dit vrai. C'est parce qu'ils font des choix tranchés (donc courageux), assumés et sont en perpétuel mouvement qu'ils parviennent à tordre leur destin dans le bon sens. Le mouvement c'est la vie, et la vie, le mouvement. La vie, le mouvement, c'est la même chose.
Jeunes gens, qui que vous soyez, où que vous soyez, ayez du courage. Si vous ne deviez viser qu'une seule qualité, c'est celle-là qu'il vous faudrait et aucune autre. Ou alors, vous pourriez vous retrouver un jour dans l'escalier de Bruno...
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