« Pourquoi avons-nous ce besoin de partager le bonheur que procure le kite ? ». Cette belle et essentielle question m'a été posée dernièrement, en commentaire d'un récent article1. Elle m'a inspiré ce qui suit.
D'abord, du plaisirLe kitesurf est chargé du même paradoxe que bien des sports de glisse : il est par nature individuel mais ne se conçoit qu'en groupe. Pour le kitesurf spécifiquement, on peut dire que le petit peuple des pratiquants est grégaire d'abord par nécessité : on a besoin de l'autre pour décoller ou atterrir, par exemple. Cependant, ça ne se limite pas à un échange de bons procédés (je t'atterris, tu me décolles). Ici comme dans d'autres domaines, il est évident que l'on jouit plus fort à plusieurs que seul. Le plaisir est une balle de tennis. Elle s'attrape et se relance en s’accélérant. Plus l'échange se tend, plus le plaisir s'intensifie, plus la tension monte. Seul, ce n'est plus qu'une balle de golf que l'on pousse de trou en... loin en loin (le golf est probablement un sport pour dépressifs).
Je glisse donc je jouisLe kite procure des sensations semblables au ski (ou au surf) de poudreuse parmi lesquelles un sentiment exceptionnel de liberté en quasi-apesanteur. Tout skieur passionné connaît bien ce phénomène. Sa seule hantise est de rater la prochaine session de poudre. Il en a fait mille auparavant mais, celle qui manque est toujours celle à venir. Une addiction sous forme de drogue qui peut prendre toute la place et ne le laisse en paix que quand elle s'épanche dans ses veines. Pourtant, le goût d'une grande ligne de coke bien blanche, légère et immaculée, n'est pas le même quand aucun de ses potes n'est là pour en profiter avec lui. Il ne faut pas y voir un élan spontané de générosité mais, un irrépressible besoin de faire monter une mayonnaise infernale, une mayonnaise qui se prépare et se déguste en groupe :
La mayonnaise du plaisirMettez d'abord une fine équipe dans une bagnole avec tout le matos... incorporez les estimations exaltées sur la hauteur de la chute nocturne... puis les spéculations sur les secteurs les plus chargés... versez l'adrénaline pour flamber les esprits déjà enfiévrés... saupoudrez des cris de joie qui se répondent en écho pendant la descente... ajoutez un doigt de compétition amicale... ne lésinez pas sur les commentaires une fois arrivés en bas... complétez avec les discussions sur le télésiège... et recommencez à fouetter l'ensemble très fort, jusqu'à... épuisement.
Après le plaisir, il convient de disserter du plaisir, de s'y attarder, de rousiguer son os pour traquer jusqu'aux infimes brisures de sa substantifique mœlle.... c'est du plaisir encore ces plaisirs qui s'ajoutent au plaisir. Et tout ça vous rend heureux. Et tout ça vous rend vivant. Intensément vivant. Irrémédiablement vivant.
Alors oui, bien sûr, on peut toujours faire sa petite affaire tout seul, dans son coin. On peut skier ou kiter en solitaire ou encore préférer le golf... L'onanisme a ses vertus. C'est bien aussi et c'est toujours ça de pris. Disons que ça manque un poil d'intensité.
Au kite, on retrouve tous ces éléments. Le gros avantage du kitesurf par rapport au ski c'est que les traces s'effacent au fur et à mesure. Inutile d'attendre la prochaine chute de neige, l'eau liquide cicatrise toute seule en quelques secondes. Mais ce sont, à peu près, les mêmes ingrédients qui composent la même recette. Seule la cuisine change.
Plaisir, partage et générositéLe plaisir ne se thésaurise pas. C'est du consommable, du volatil, de l'éphémère. Le plaisir ne se conjugue qu'au présent. C'est pourquoi on a besoin des autres pour le faire croître et accélérer.
Mais qu'en est-il vraiment de ce terme de « partage » - employé aujourd'hui à toutes les sauces - et des ses effets bénéfiques avérés ? Le partage convoque la générosité mais, ce n'en est pas. Même si on en comprend bien l'intention, ce terme de partage est impropre. Le plaisir ne se découpe pas en parts comme un gâteau. On ne peut partager que ce qui nous appartient et l'on n'est généreux qu'en faisant don de ce qui nous est précieux. Au demeurant, ni partage ni générosité, donc, pour la question qui nous occupe.
Le plaisir est au contraire une forme d'égoïsme de groupe ou chaque individu aiguise son appétit sur celui de la meute. C'est un banquet de prédateurs carnassiers. Et quoi de plus saugrenu que de banqueter seul ? Et qui peut imaginer sans une pointe d'angoisse un banquet de golfeurs végans ?
Et enfin, le plaisir - qui est une fabrique d'instants heureux - mène-t-il nécessairement au bonheur, pour reprendre l'expression de la question initiale ? Vaste sujet éminemment philosophique, s'il en est. Je vous laisse en disserter (indice : ce n'est pas aussi évident que ça en a l'air).
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1. Merci à Thomasdh pour son commentaire sur l'article Le wingsurf : vers une évolution grand public du kitesurf ?
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